Le Démon et l'alcool

Une nuit sans lune. De lourds nuages avancaient lentement, annonciateurs de la pluie qui ne devrait pas tarder à tomber. Qui se faisait attendre depuis longtemps déjà. Et qui, rien que pour narguer encore un peu plus le Démon solitaire, ne tomberait pas non plus cette nuit.

Les jambes dans le vide, assis au bord du toit, Stéphane - une bière à la main - regardait d'un air éteint l'horizon morne qui s'étalait devant lui. Parade de souvenirs. Des cadavres de canettes et divers autres récipients l'entouraient, pendant que, mal cachées dans un sac, un tas d'autres canettes et bouteilles emplies d'alcools divers - vins, bières, et autres, de toutes sortes, tout et n'importe quoi, du moment qu'il y avait de l'alcool; mieux il y en avait mieux c'était - attendaient leur fin proche. Il buvait tout ce qu'il avait, sans regrets, et tant pis pour la malédiction.



Cela faisait longtemps qu'il ne s'était pas enivré jusqu'à l'inconscience comme ca. Il s'était un peu calmé ici, le temps de connaître les lieux et les personnes, et puis avait plus ou moins recommencé - à quoi bon? A quoi bon attendre? Tôt ou tard, on finirait par connaître sa malédiction ,tôt ou tard cela repartirait comme avant - la chasse au sorcier... Ca avait déjà commencé, un peu par sa faute - l'épisode du passage chez le sous-derche - et, marre d'attendre, Stéphane avait pris les devants. Il avait recommencé à agir comme un démon, comme le Démon qu'il était.

Et maintenant il se remettait à boire comme un trou, sachant pertinement comment cela finirait -crise d'épilepsie, inconscience, pour se réveiller le lendemain probablement dépouillé de tout.
Pourquoi ? Pourquoi buvait-il ? A cause du sentiment de dégoût de soi, de gâchis, d'inutilité, à cause de son existence même - Démon! - à cause de quoi? On s'en fout, après tout ...



*Démon ... t'es un démon ... *

Elle avait eu raison, la gamine. Depuis tout ce temps ... S'il n'avait pas été démon au départ, il l'était bien devenu. Il avait tout gâché, par sa faute, irrémédiablement. Et ce quoiqu'en dise Esther. Il était un Démon, non pas à cause de sa naissance, mais par ce qu'il avait fait. Par ce qu'il était devenu.

Au moins il y avait Esther ... elle était bien naïve de penser qu'il pourrait changer, mais peut-être que, justement, pour sa naïveté, il était prêt à mourir pour elle.
Peut-être que, quelque part, il voulait dire pardon à la gamine dont il avait tabassé presqu'à mort le grand frère. Tabassé pour du fric. Qui était parti dans une bouteille... Il ne savait plus, il ne savaitpas... Il ne savait pas pourquoi il s'était attaché à Esther ni pourquoi il aimait cette fille. Ni même s'il l'aimait vraiment ... ou s'il voyait juste un espoir, un faible espoir, et qu'il s'y rattachait comme un damné ...



S'affalant par terre, peut-être un vertige, peut-être pour le ciel, il n'avait plus les idées claires à présent, tout s'embrouillait... -S'affalant par terre, il vit quelqu'un arriver sur le toit, quelqu'un qui le regardait, qui regardait cette épave trônant au milieu des flaques d'alcool dégueulasse et des canettes crevées.

"qu'est-ce que tu veux?" maugréa-t-il, encore maître de son discours. Malgré l'alcool.
Ca ne durerait probablement pas longtemps ...

Partout. Partout. Esther avait cherché Stéphane dans tout l'établissement. Enfin pas sur le toit mais étant donné que la pluie était imminente l'anglaise se demandait vraiment si son ami serait capable d'aller se réfugier sur les tuiles. Et étant donné qu'elle ne l'avait trouvé nulle part elle en avait conclu que oui, il en était capable.
Alors elle avait passé un pull par dessus son tee-shirt et était partie explorer le toit glissant du pensionnat.

Echappant à la vigilance des pions -ce n'était pas le bon moment pour elle de se faire remarquer- Esther arriva sur le balcon. Dans un premier temps, la jeune fille s'adossa à la rembarde et tendit le cou pour voir si elle distinguait une quelconque silhouette. Elle ne voyait rien, le temps était bien trop couvert. La lune n'éclairait pas la Terre de sa lueur blafarde.

L'anglaise s'agrippa au chaineau et se hissa sur les tuiles, prenant appui avec ses pieds sur la rembarde.
Et c'est là qu'elle le vit, entouré de nombreuses bouteilles vides. Esther lâcha un profond soupir. Mais c'était pas vrai ! Elle avait passé la moitié de son après midi à le chercher alors qu'il se saoulait sur le toit. Il était vraiment impossible !

Stéphane se rendit alors compte de sa presence -normal avec le boucan qu'elle avait fait en grimpant- et l'apostropha d'une voix qui laissait transparaitre son état d'ébriété déjà bien avancé. Elle avanca doucement pour ne pas tomber et se mit accroupie à côté de lui.

"Je ne veux rien en particulier, juste te voir c'est tout."

Elle voulu ajouter qu'elle constatait qu'il preferait se saouler plutot que d'être avec elle mais Esther se ravisa. Elle savait que trop bien ce que sa faisait quand il était en colère.

Instant de réflexion.

Elle s'en fichait de le mettre en colère. Il fallait qu'elle lui fasse comprendre -d'une manière ou d'une autre- qu'elle n'appréciait pas qu'il se saoule ainsi. Et que cela lui faisait mal aussi.
Alors elle lui arracha sa bière des mains et la jeta par dessus le toit. Le verre s'explosa sur les dalles, deversant son liquide ambré. Ce serait déjà ça que Stéphane n'ingurgiterait pas.
Esther le regarda dans les yeux puis ajouta, d'une voix plus froide et agressive qu'elle ne l'aurait voulu.

"Te saouler ainsi n'arrangera pas tes problèmes. Je te signale que je t'ai cherché toute la journée. Et ca me fait plaisir de te voir entouré de tes amies les bouteilles. Vraiment plaisir, tu ne peux pas t'imaginer."

Silence.

Stéphane s'était relevé tant bien que mal pour voir Esther balancer son sac et ses bouteilles par-dessus bord. Effaré, il regarda toutes ses affaires s'écraser au sol dans un bruit incroyable, avant de déverser leur liquide en une grande flaque sirupeuse, comme un animal au ventre ouvert qui agonise.

"Pourquoi?" articula-t-il, difficilement; "pourquoi... pourquoi tu viens, et tu jettes tout?" Il n'arrivait pas vraiment à exprimer ses pensées, à cause de l'alcool, à cause de la colère.

Il était simplement furieux.

Guidé par l'alcool, énervé, il tenta, sans rien dire, d'envoyer son poing dans la figure de cette traîtresse qui avait supprimé l'une de ses seules voies d'oubli.

Ce fut pathétique.

Stéphane rata lamentablement son coup, Esther esquivant facilement le Démon qui ne voyait plus clair, et, arrivant par miracle à garder son équilibre, il la fusilla du regard.


"Fallait pas tout jeter! Tu sais bien que je suis un Démon!" cria-t-il, plus tellement maître de son esprit; " Et tu sais bien! Tu sais bien, que quand j'ai massacré des gens, faut que je boive! C'est comme ca que ca marche, et ca sera comme ca pour toujours!"

Le souffle coupé, il s'arrêta un peu, et reprit, de plus belle; "Alors, laisse-moi. Sûr que je te protégerais, ne t'inquiètes pas pour ca. Je serais toujours ton garde du corps... Tu le sais bien! Mais n'espère pas que je jouerais aux gentil petit gars sympa... Je suis un Démon! "

"Je préfère oublier. Tu le sais, ca aussi. " Soudainement il s'était arrêté de hurler. Il avait annoncé cette phrase calmement, un peu comme quelqu'un qui comprends qu'il s'était énervé pour rien, parce que l'autre croyait bien faire alors qu'elle ne faisait qu'empirer les choses.


Car elle pourrissait la situation. Il n'aimait pas qu'elle la voie comme ca, d'autant plus qu'il était si facile de l'abattre lorsqu'il était ivre ... Et, elle, que voulait-elle vraiment? Si elle jettait ses affaires, comme ca, c'est peut-être que, elle aussi, elle ne l'aimait pas ...

Esther le regarda se remettre debout partagée entre consternation et pitié. Pitoyable. Il l'était vraiment. Si ivre qu'il ne pouvait même plus se redresser. Si ivre que quelqu'un comme lui -qui avait de nombreuses années à se battre- n'arrivait même plus à lui en coller une. Elle secoua la tête, lasse. Elle en avait marre de s'engueuler avec lui. Marre de cette situation qui empirait chaque jour un peu plus encore.

"Pourquoi ? Tu oses me demander pourquoi ? Je pensais que tu avait un peu plus de jugeotte."

Parce qu'elle tenait à lui, tout simplement. Parce que ça lui faisait mal de le voir se détruire comme ça. Parce qu'il n'était pas un Démon, quoi qu'il en pensait.

"Moi je pense que j'ai bien fait de tout jeter ! Comme ça, tu ne sera pas plus ivre que tu ne l'es déjà ! Mais regarde toi bon sang. Tu n'a pas envie d'arreter tout ça ? Tu crois vraiment que c'est la bière qui va arranger tes problèmes ?"

Laisse-moi. C'est bien ça qu'il avait dit ? Stéphane voulait qu'elle le laisse ? Cette phrase, bénigne en apparence, lui fit plus mal qu'elle ne l'aurait pensé.

A une distance raisonnable de lui -pas la moidre envie de se prendre un coup de poing- l'anglaise le regardait. Ce pauvre fou titubait, grisé par les litres d'alcool qu'il avait avalé.

"Je sais très bien que tu veux oublier mais c'est pas l'alcool et tout ses dérivés qui vont te le permettre. Tu va oublier tes actes pendant une nuit et puis ils te sauteront de nouveau à la figure pendant que tu seras en train de vomir tout ce que tu auras ingurgité. Pas mal. Superbe tableau."

Une moue plus que dégoutée mais aussi profondément déçue se peignit sur le visage pâle de la jeune fille. Elle qui s'imaginait que, à défaut de ses pulsions violentes, Stéphane avait arreté de boire. Ou du moins, qu'il buvait moins qu'avant. Elle s'était trompée et la chute n'en était que plus dure.

"Je ne te demandes pas de changer. Mais je constate que tu preferes venir ici et noyer tes problèmes dans l'alcool plutot que de m'en parler et ça me fait de la peine. Tu peux comprendre ça non ?"

Esther continuait à le fixer. Droit dans les yeux. Sans ciller. Non, l'anglaise ne le laisserait jamais tomber ! Jamais.

"Non. Je ne peux pas comprendre." fit-il simplement, cruel - il ne voulait pas comprendre, il ne voulait pas voir qu'Esther tenait à lui, il ne voulait pas voir que toute sa vie n'avait été qu'un immense gâchis, à cause desautres, à cause de lui. Et plutôt que de s'en sortir, il se bouchait les yeux, il se bouchait les oreilles, il se noyait dans l'alcool.


Dans un air de défi - ou de moquerie - il finit d'une traite la canette de bière qu'il tenait à la main, avant de la jeter par-derrière lui.

"c'est comme ca que vit un Démon." continua-t-il, l'air absent. "Combats, meurtres, puis on oublie tout dans une descente en enfer, et on recommence ... Et tu ne peux rien y faire. Laisse-moi."

Ivre, il se montrait plus aggressif qu'il n'aurait voulu l'être, plus lâche aussi. Il fuyait Esther, en l'insultant, en l'aggressant. Va-t-en.

"Dégage... Dégage! Dégage, j'te dis!" Et il criait maintenant, fatigué, désespéré, ne voulant qu'elle le voie ainsi. Ne voulant pas qu'elle voit jusqu'où il était tombé.

Dégage ... Il en était arrivé jusque-là.

Un sourire désabusé, triste, sur le visage, il s'approcha tant bien que mal d'elle, titubant, dans l'espoir de la chasser en joignant les actes aux paroles.


La malédiction, c'était bien plus que la crise de délire ... la malédiction, c'était la solitude éternelle, et l'incapacité de protéger quelqu'un ... Et parce qu'il n'arrivait pas à la protéger de lui, il voulait disparaître de sa vie ... Ce soir, encore une fois, Stéphane avait le goût de la mort dans la bouche.

Imperturbable, Esther regardait Stéphane. Elle s'était relativement habituée aux insultes même si cela faisait un petit bout maintenant qu'il ne l'avait pas injuriée. Et cette discution commençait serieusement à l'énerver. Son ami était si ivre qu'il ne tenait plus sur ses jambes, ni même à aligner trois mots sans bégayer.

Ainsi il ne comprenait pas ? Ou plutot ne voulait pas comprendre. L'anglaise ne demandait qu'à l'aider mais si Stéphane ne faisait aucun effort, elle ne pouvait rien faire pour lui. De toute manière, Esther se demandait vraiment si il désirait arrêter de boire.

Dégage...

Ce mot, aussi simple soit il, claqua dans l'air comme un fouet qui l'atteignit en pleine figure.
Dépitée, elle hocha lentement la tête de gauche à droite avant d'esquisser un mouvement de recul pour éviter de se faire pousser par Stéphane.

"T'es pathétique."

L'anglaise avait bien du mal à se mettre en tête que, à jeun, Stéphane ne lui aurait pas tenu de tels propros. Tant pis. Ce qui est dit, est dit.
Sans rien rajouter la jeune fille tourna les talons et reparti de là où elle était arrivée.

Une fois sur le balcon, Esther regarda le toit pour voir si Stéphane l'avait suivie. Non. Aucune silhouette ne se dessinait sur le chaineau. Elle soupira, triste et lasse, avant de pousser la porte et d'entrer dans le bâtiment. Leur amitié, si amitié il y avait eu, finissait d'une bien étrange façon.

Stéphane, qui, toujours furieux, s'était avancé vers Esther, la regardait partir maintenant, incapable de s'excuser, incapable de la retenir, s'en voulant, sourd, aveugle, maudit par sa propre faute ...

N'ayant plus les idées claires, il tenta de se retrouner, pour la voir partir.

Mal lui en prit.



Il se mit soudainement à vomir, à vomir tout ce qu'il pouvait, à genoux comme s'il avait définitivement perdu un combat. C'était le début de la descente aux enfers dont il avait parlé - et son mal allait en s'empirant, du moins telle était son impression avant de sombrer dans l'inconscience. Une crise, phase finale.

Il eu juste le temps de la voir partir, sans se retourner, certainement blessée par ce qu'il lui avait dit, blessée par sa faute. Confusément, malgré l'alcool et la crise naissante embrumant son esprit, Stéphane sentait qu'il perdait quelque chose, qu'il avait réussi à perdre l'une des dernières choses auxquelles il tenait...



Et, triste, il abandonna soudainement, et laissa la malédiction s'emparer de lui.

Et sombra dans le noir...

Il était vraiment pathétique ... Lui pardonnerait-elle? - non ... Esther ne lui pardonnerait jamais ... et elle aurait raison, un Démon ne connaîtra jamais la rédemption.



[Désolé c'est court ... Tu peux répondre si tu veux, ou on peux finir là.]